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La vie ! La vie !
« Ces gens ordinaires ont fait un peuple extraordinaire »

Bernard Plessy

Dans une collection originale et rare – nous en reparlerons – voici un ouvrage mieux que plaisant, délicieux, exceptionnel ! Si l’on souhaite recevoir des images fidèles de l’homme et de la femme grecs durant l’antiquité, hommes et femmes du peuple, appartenant à la vie rurale, au monde du travail, des images aussi de la façon dont ils pensaient leur existence, de la façon dont ils se voyaient, il les offre à profusion.

La traduction (ou les traductions) de Bernard Plessy sont admirables de lisibilité par les termes choisis et le clair ordonnancement de la phrase. Le lecteur qui ne sait pas le grec ancien y trouvera un juste reflet des saveurs de cette langue si belle, avec son architecture, ses fines modulations. Peut-être prendra-t-il plaisir à la beauté de la graphie grecque, peut-être même voudra-t-il aller au-delà de cette approche… Celui qui l’aura apprise, qui l’aura plus ou moins fidèlement gardée en mémoire sera évidemment comblé.

L’épigramme est un genre bref et très particulier. En français, il penche volontiers vers l’ironie et la satire, voire le trait assassin : quel lycéen ne se souvient de celle qu’en quatre petits vers Voltaire adressa à Jean Fréron, contempteur des philosophes et de la pensée des Lumières, qu’il prétendait avoir été mordu par un serpent ! Notre auteur s’est tourné vers la source de ces épigrammes antiques : L’Anthologie grecque, dite encore Anthologie palatine : il s’agit de l’œuvre en XV Livres de plusieurs copistes de la fin du Xe siècle, eux-mêmes précédés, au début du même siècle, par le moine byzantin Constantin Céphalas. C’est Claude Saumaise (1588-1653) qui, en 1606, travaillant à Heidelberg, mit au jour cette œuvre dans la bibliothèque du comte Palatin. L’œuvre, un volumineux ensemble d’épigrammes (étym. « écrits-sur », en grec ; « inscriptions » en latin), non seulement retrouvait la lumière, mais allait se diffuser plus largement désormais.

Bernard Plessy, dans le Livre VI, a fait le choix des épigrammes révélant divers aspects de la vie « des gens de ce temps-là », « depuis les origines de la poésie grecque jusqu’à son extinction ». Il faut lire son Introduction aussi complète qu’enthousiaste ! Ces textes brefs sont des offrandes ou des remerciements adressés aux dieux ! C’est pourquoi il les nomme « ex-voto ». Ce sont les mêmes ou presque que ceux que nous trouverons, pour peu que nous les cherchions, dans nos chapelles, nos églises, nos abbatiales, aujourd’hui plus connues sous le nom de « patrimoine ». Les Grecs ont évidemment écrit des épigrammes de divers genres, notamment « chrétiennes, érotiques, funéraires, exhortatives, satiriques… ».

Ce florilège réunit les épigrammes « anathématiques », celles, donc, qui consistent en offrandes aux dieux. Il en est d’éclairantes, d’émouvantes, de surprenantes, de très belles… Un éventail. Un trésor exhumé qui nous dit la Grèce antique et ses habitants. Des gens de tous les jours, des gens de toujours. Ici, le « beau » s’unit au « bon », ils sont « inséparables », selon la pensée alors partagée : « kalos kagathos ».

Quelques exemples parmi les Quatre-vingts proposés au lecteur, les uns ayant un auteur plus ou moins célèbre, les autres, moins nombreux, anonymes :

Platon ouvre le bal, en remerciant la grenouille qui sauva un homme : « Servante des Nymphes, amie de la pluie… Elle l’avait sauvé d’une soif atroce un jour de canicule. / Il était perdu, elle lui fit trouver de l’eau, chantant au bon moment / De sa bouche amphibie au fond d’un frais vallon ».

D’un pêcheur : « Épuisé par une vie de pêche, le vieux Kinirès / A consacré aux Nymphes ces filets qui ont tant donné. Car sa main tremblante ne peut plus lancer / Leur masse enroulée pour la déployer en corolle. / L’offrande est de peu de prix, ne me le reprochez pas, Nymphes, / Car c’était là tout ce qu’avait Kinirès pour vivre.

Pêcheurs, chasseurs, oiseleurs… sont en bonne place dans ce volume. Et non moins les guerriers, tel cet émouvant Trophée d’archer : « L’arc recourbé et le carquois sans ses flèches, / Voilà les dons que Promachos suspend pour toi, Phébus : / Les flèches ailées, elles, ce sont les hommes dans la mêlée / Qui les ont dans le cœur, funestes présents faits aux ennemis ».

D’un paysan : « Des poignées d’épis de son domaine aux courts sillons / Sosiclès qui peine aux champs les dépose pour toi, Déo, reine du froment. / Il a fait bonne récolte, et voici le temps des semailles. Puisse-t-il / Rapporter à nouveau sa faucille émoussée par le moissonnage ».

Les femmes, elles aussi, marquent leur présence dans le cours des jours et de leurs travaux ; ainsi de Trois honnêtes jeunes filles : « Trois jeunes filles de même âge, aussi habiles qu’araignée / À tisser une toile impalpable, ont fait offrande à Pallas : / Démo une petite corbeille bien tressée ; Arsinoé une quenouille, / Ouvrière d’un fil le mieux filé des fils ; / Bacchylis une navette ouvragée, rossignol du tissage, / Avec laquelle à coup de battant elle démêlait les fils de trame, / Car vivre sans reproche, tel fut le choix de chacune, / Sache-le, étranger, avec pour seul gain le travail de leurs mains ».

N’entendons-nous pas les chants proches et lointains de Bacchyllis ?  N’entendons-nous pas leurs rires dans l’atelier de tissage ? Il faudrait être sourd, car l’épigramme de Philodêmos (N°47) nous le dit : « Les paroles de ceux qui sont partis traversent le temps pour ceux qui sont à venir… ». Est-il plus bel hommage et belle confiance en l’éternité de la vie ?

Un autre hommage : « Ambrosia, relevant de couches, pour en avoir évité l’âpre douleur, / A déposé à tes pieds vénérables, Ilithye, / Les bandeaux de sa chevelure et le drap dans lequel au neuvième mois / Elle a mis au monde le double fruit qui gonflait sa ceinture ».

On ira ainsi jusqu’à la dernière épigramme, qui est une « Offrande éblouissante ! » de poésie, que le lecteur découvrira.

La vie ! La vie avant tout et tant qu’elle dure, c’est là, selon notre lecture, l’essentiel de ce que porte et transporte ce mince et précieux volume. Il en est peu aujourd’hui qui, comme lui, ne font pas de la mort rien qu’un sinistre achèvement. C’est un viatique que l’on peut garder en poche, le modèle simple et fort de cette sagesse populaire grecque qui s’élargira puis s’épanouira en philosophie et en œuvres littéraires marquantes, sagesse de ceux qui honoraient plusieurs dieux, se gardant ainsi des folies imbéciles d’autres qui, plus tard, s’étriperont aimablement pour la « gloire » de leur idole unique ! Qu’on veuille pardonner cette acerbe note finale.

Michel Host

Bernard Plessy, agrégé de lettres classiques, professeur en khâgne, fut rédacteur en chef du Bulletin des lettres. Il a publié plusieurs livres, dont trois sont parus dans la collection La vie quotidienne chez Hachette. Cette même curiosité l’a poussé à rechercher dans l’Anthologie palatine les travaux et les jours du peuple grec pendant un millénaire.