REMARQUES SUR LA NATURE HUMAINE DANS L’ HERMÈS D’ANDRÉ CHÉNIER
Georges Buisson

L’œuvre poétique d’André Chénier souffre d’un destin éditorial singulier qui continue encore aujourd’hui d’hypothéquer partiellement sa lecture. Interrompue par la mort prématurée du poète en 1794, elle est restée posthume pour l’essentiel,
enserrée dans des manuscrits fragmentaires souvent difficiles à raccorder entre eux. Il est donc assez malaisé, voire hasardeux, de la restituer telle que son auteur l’aurait publiée. C’est une œuvre fractionnée de fait et à géométrie variable qui a été donnée à lire aux lecteurs du xixe siècle depuis sa révélation en 1819 par Henri de Latouche – même si elle s’éclaircissait au fur et à mesure que de nouveaux pans étaient exhumés –, ce qui a conditionné l’image erronée ou réductive qu’on en a parfois déduite. Malgré les progrès décisifs qui ont été accomplis par la suite (citons en particulier l’apport de Paul Dimoff), il manquait toujours jusqu’à récemment une édition pleinement satisfaisante des poésies d’André Chénier, qui saurait répondre à ce double impératif : fournir un état des textes le plus exact et le plus complet possible ; reconstituer patiemment leur chronologie et leur genèse, afin d’éclairer le sens d’une œuvre restée muette à bien des égards. Cette lacune a été corrigée par la parution en 2005 chez Paradigme d’un premier volume de Poésies complètes dû aux soins de Georges Buisson et d’Édouard Guitton, suivi du second en 2010, cette fois par le seul Georges Buisson. Le décès de ce dernier en octobre 2020 est venu suspendre la préparation du troisième et dernier volume.
Il se trouve toutefois dans un état suffisamment avancé pour laisser espérer son achèvement prochain, en respectant autant que faire se peut la haute exigence philologique et herméneutique qui présida aux deux premiers.
Pour en donner une idée, et rendre hommage à son auteur, nous extrayons la note suivante du commentaire que Georges Buisson avait entrepris d’apporter aux fragments de l’Hermès, l’un des grands projets inaboutis d’André Chénier, dont la teneur a été longtemps discutée et qui est demeuré assez énigmatique, à l’image du triangle servant à le désigner sur les manuscrits. Esquissé entre 1784 et 1789, ce poème fort ambitieux devait former une sorte d’épopée de l’esprit humain, qui aurait exposé sur le modèle de Lucrèce les grandes conquêtes de la science et de la philosophie modernes. Nourri des auteurs de son temps, de Buffon aux matérialistes, Chénier aurait accroché le développement des sociétés humaines à l’histoire de l’univers et à la création de la terre, mêlant ainsi audacieusement la physique et les sciences de la vie avec la philosophie et la politique. L’esthétique adoptée était celle de l’« imitation inventrice » pratiquée ailleurs par le poète, en faisant fond notamment sur la poésie antique, à la fois modèle artistique et modèle de pensée. Les fragments en prose et en vers qui nous en restent laissent difficilement imaginer comment Chénier serait parvenu à concilier son idéal poétique avec les exigences d’un exposé didactique, qui ne se laissent pas toujours apprivoiser à la faveur d’une formule heureuse ou d’une image saisissante, telles qu’on en trouve dans les morceaux déjà versifiés.
Déconcertée par le caractère composite de l’Hermès, tout comme par la béance évidente entre les intentions de départ et les résultats tangibles, la critique a par trop négligé ce qui fait néanmoins la cohérence et l’originalité du projet où Chénier avait vu « [sa] plus belle espérance » (André Chénier, Œuvres complètes, éd. G. Walter, Paris, Gallimard, 1958, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 404). Georges Buisson s’attache à reconstituer l’audace séminale de ce qui aurait pu être l’un des derniers grands témoignages littéraires des Lumières prérévolutionnaires. Il ne se montre pas seulement un brillant investigateur des sources intellectuelles très riches et souvent hétérogènes où Chénier a puisé. Son attention va surtout à l’entrecroisement des démarches poétique et philosophique, qu’il traque jusque dans les contradictions et les inévitables limites d’un poème dont l’inachèvement lui apparaît à la fois comme leur conséquence logique et comme le symptôme possible de la fin d’une époque :
« L’analogie poétique est pour Chénier un moyen d’appréhender intuitivement le réel en profondeur, mais aussi de risquer une hardiesse de pensée sans avoir à rendre compte de sa portée métaphysique. » (GB).
Les deux brefs fragments en prose que voici – dont seul le second comporte un début de mise en vers – forment tout ce qui nous reste du développement sur le fonctionnement des sens chez l’homme qui devait prendre place au début du 2e chant de l’Hermès. Tels quels, ils sont pourtant riches d’enseignements sur la signification qu’André Chénier entendait lui donner, au point de jeter quelques lueurs nouvelles sur son vaste projet poético-philosophique2 .
Gauthier Ambrus

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