La lettre dans la littérature romane du Moyen Âge. Études réunies par Sylvie LEFÈVRE,  215 p.
S’attachant à définir la lettre comme un genre à part entière au sein de la littérature médiévale, les études réunies par S. Lefèvre tracent à travers des exemples précis et représentatifs les grandes lignes d’une histoire poétique de l’écriture épistolaire vernaculaire : elles en dégagent les principaux problèmes, comme le rapport entre expression subjective et codification. S. Lefèvre, A. Sultan et E. Doudet interrogent les présupposés de la critique
dans la définition de la lettre comme genre littéraire. S. Lefèvre situe le débat et en dégage les enjeux en montrant que les controverses autour de Jean de Gisors, du Voir Dit et d’Abélard et Héloïse reposent sur une opposition arbitraire des notions de construction littéraire et d’authenticité, soit qu’une lettre soit reçue sans recul comme un témoignage véridique, soit qu’une correspondance soit lue à travers l’opposition de l’authentique et de l’artificiel assimilé au faux, sans tenir compte du projet littéraire d’ensemble. A. Sultan revient sur le problème de l’effet de réel épistolaire en confrontant la lecture biographique du Voir Dit à une lecture médiévale sensible à la valeur littéraire des épîtres en prose : les variantes du manuscrit Pm (Pierpont Morgan Library M396) relèvent d’une volonté concertée d’adaptation des lettres aux mutations du lyrisme amoureux et de l’art épistolaire entre le Voir Dit et la Belle Dame sans Mercy. Interrogeant le rejet des correspondances des Rhétoriqueurs hors du genre épistolaire, E. Doudet montre que l’emploi du vers et de la rhétorique épidictique dans leurs lettres, critère de cette exclusion, répond en fait à la même dynamique que pour les correspondances humanistes, celle d’une communication semi-privée entre lettrés engagés dans la vie publique, et dégage la poétique qui régit ces échanges épistolaires pris entre sodalitas et concurrence. D. Demartini et M.L. Savoye décrivent les rapports que la lettre entretient avec d’autres textes dans l’écriture médiévale. D. Demartini analyse la fonction remplie par les épîtres insérées dans le Tristan en Prose, qui marque le passage d’une fonction essentiellement dramatique de ces insertions à une perception de leur valeur esthétique : ces missives se veulent aussi des modèles à travers lesquels se réfléchissent aussi bien un art épistolaire conscient de sa singularité que le roman lui-même. M.L. Savoye analyse la fonction conclusive des deux saluts qui forment l’envoi du Livre des Miracles de Gautier de Coinci. L’examen rigoureux de la structure du cycle où s’insère cette ultime salutation mariale met en lumière la différence de fonction entre le salut non lyrique et le salut lyrique, chant collectif amené par l’ensemble des pièces précédentes. Trois contributions dégagent les rapports entre les épîtres romanes et les traditions épistolaires parallèles. O. Guyotjeannin étudie les jeux d’influence réciproque entre les pôles épistolaire et diplomatique au sein des chancelleries en conjuguant approche typologique et tableau chronologique. Il montre comment la tension entre la forme de la lettre (privée ou publique) et la fonction du titre (acte officiel qui atteste et valide) a provoqué l’émergence de modèles complémentaires qui se sont définis en s’opposant successivement les uns aux autres. L. Barbieri et S. Marinetti décrivent la réception des Héroïdes en langue romane. L. Barbieri analyse les épîtres traduites et insérées dans la cinquième version en prose du Roman de Troie : il y voit un jalon essentiel dans la réappropriation courtoise d’Ovide. Contre les tenants d’une influence directe des Héroïdes sur la genèse du salut d’amour occitan, S. Marinetti affirme que celle-ci a été médiatisée par la poésie mediolatine et la réappropriation scolastique
des épîtres ovidiennes à la lumière des artes dictaminis et de la lyrique courtoise.
La diversité de ces communications reflète la variété d’une pratique qu’elles étudient avec rigueur et précision : leur analyse, aussi bien philologique que littéraire, montre que la lettre médiévale est un genre hybride, au carrefour de traditions multiples et susceptible de remplir des fonctions variées, mais pour lequel les notions de modèle et d’art restent essentielles.

Fanny OUDIN