On connaît bien d’André Chénier (1762-1794) quelques poèmes très célèbres comme sa Jeune Tarentine, ou ses Ïambes, voire un vers séparé de tout : « Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques », mais moins son œuvre complète, depuis que l’édition de Paul Dimoff (Delagrave) n était plus disponible malgré des rééditions multiples qui ont témoigné de l’accueil de cette poésie encore au siècle dernier (1908, 1911, 1919, 1956, 1966)- Le tome II d’une nouvelle édition vient rendre disponibles à nouveau des poèmes plus souvent cités que lus.

Il est agréable de constater que cet ouvrage a reçu 1 aide du centre National des Lettres qui nous a si souvent donné l’occasion de critiquer l’emploi de notre argent en des subventions ridicules et scandaleuses. Ce n’est pas le cas ici. Mais il faut prévenir le lecteur qu’il s’agit d’une édition critique, c’est-à-dire que si les textes sont impeccables et sûrs, les notes sont imposantes (heureusement séparées) : 242 pages de poèmes sont suivies par 303 pages de notes et variantes, intéressantes, d’ailleurs.

À la ré-découverte du Chénier de ce recueil, on retrouve d abord la toute puissante influence directe des poésies grecques et latines dans ses Bucoliques, des œuvres antiques qui ont formé et inspiré des générations — jusqu’à notre inculture d’aujourd’hui.

Que te ferai-je ? dis babillarde hirondelle ?

Veux-tu qu’avec le fer je te coupe ton aile ?

Cette traduction d’un poème d’Anacréon nous renvoie à celle de Baïf, La belle aronde, et témoigne de la permanence de cette influence. Notre culture, ou plutôt ce qu’il en reste, vient de la richesse antique par l’intermédiaire de tous ces poètes, ou de ce qui en est lu aujourd’hui…

Si l’édition des œuvres de Chénier est difficile à établir, c’est parce que sa mort précoce sur l’échafaud ne lui a permis de laisser que des feuillets séparés, mélangés, sans classement. Et pourtant, il savait ce qu’il voulait avec beaucoup de précision.

Ses poèmes sont souvent de simples fragments reliés par des textes de prose indiquant ce qu’il projetait d’écrire, dans une perspective déjà ébauchée et dominée par sa pensée. C’est un aspect très émouvant. On peut citer, au hasard, quelques lignes dans un chapitre intitulé « Le Lavoir », avant des vers isolés, d’autres regroupés en poèmes :

II en tant taire une [poésie] intitulée Le Lavoir en imitant Nausicaa, et le premier chœur de l'Hippolyte. De jeunes filles lavant leurs habits  et ceux de leurs frères. […

   On trouve donc des lignes de points, tracées par Chénier lui-même, dans l’attente de vers à venir, que sa mort l’empêcha à jamais d’écrire. On sait qu’il fut exécuté trois jours avant la chute de Robespierre, qu’il retrouva sur la charrette conduisant au supplice son ami Roucher et qu’ils récitèrent tous deux le début d'Andromaque : « Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle/Ma fortune va prendre une face nouvelle… ». Terrible sang-froid.

Chômer ne fut pas seulement le poète bucolique qui nous charme (le bucoliaste} par des pièces brèves. Son long poème L'invention, qu’on retrouve ici, montre sa vigueur.

On retrouve, à l’occasion, son esprit satirique (celui des îambes} dans ses Epîtres, même s’il dit, se référant à La Fontaine (qui lui-même s’inspirait de l’Esope antique) qu’il est prêt à « mépriser les raisins qui sont trop hauts pour moi ». Il dénonce les politiques et les poètes serviles de son époque (probablement vers 1786/7, nous disent les notes). Aux reproches sanglants d’un vers noble et sévère Ce pays toutefois offre une ample matière : Soldats tyrans du peuple obscur et gémissant, Et juges endormis aux cris de l’innocent ; Ministres oppresseurs dont la main détestable Plonge au fond des cachots la vertu redoutable. Mais loin qu’ils aient senti la fureur de nos vers, Nos vers rampent en foule aux pieds de ces pervers, Qui savent bien payer d’un mépris légitime Le lâche, qui pour eux feint d’avoir quelque estime.

On trouve déjà dans son long poème L'invention (392 vers, plus 95 vers de « Fragments préparatoires »), qui est en quelque sorte l’exposé de sa poétique, une préfiguration assez étonnante du romantisme qui nous fait comprendre ce que nous aimons en Chénier : cette alliance de l’exaltation poétique et de révocation rêvée de l’Arcadie. C’est un aspect de l’inspiration inexplicable — donc « divine » — du poète, à l’opposé du « rimeur » sans âme pour qui « La langue se refuse à ses demi-pensées ».

Celui qu’un vrai démon presse, enflamme, domine,

Ignore un tel supplice : il pense, il imagine ;

Un langage imprévu, dans son âme produit,

Naît avec sa pensée et l’embrasse et la suit ;

Les images, les mots que le génie inspire,

Où l’univers entier vit, se meut, et respire,

Source [….] que rien ne peut tarir,

En roule à son cerveau se hâtent de courir.

Tel le bouillant poète en ses transports brûlants,

Le front échevelé, les yeux étincelants,

Erre, tourne à grands pas, seul, en d’épais bocages,

S’il pourra de sa tête apaiser les orages

Et secouer le Dieu qui fatigue son sein.

De sa bouche à grands flots ce Dieu dont il est plein

Bientôt en vers nombreux s’exhale et se déchaîne.

Cette mystérieuse « inspiration » est un mythe qui nous vient de cette antiquité toute entière inspirante pour André Chômer. Si nous ne croyons plus aux interventions des Muses, son mystère subsiste et reste assez étonnant pour que les Surréalistes du siècle dernier s’en tussent encore réclamés. On souhaite que les poètes d’aujourd’hui en reçoivent toujours quelque influence.

— André Chénier, Œuvres poétiques. Tome II : Bucoliques-, Épitres et poétique, L'invention. Édition critique par Georges Buisson.